À partir des années 1980, de plus en plus de scientifiques, dont Fischer, spécialiste de la communication humaine, considèrent la narration comme le trait distinctif de notre espèce. Nous naissons conteurs et conteuses ! C'est ce qui fera dire à Roland Barthes : « Le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l'histoire même de l'humanité, il n'y a pas, il n'y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit (…). Le récit est là comme la vie. »
Un bon récit se raconte et se transmet à travers le temps, les personnes et les cultures. Un mauvais « ne prend pas » et cesse d'exister plus ou moins rapidement. Qu'est-ce qui fait un bon ou un mauvais récit ? Le sujet, la longueur ou la forme ne peuvent pas l'expliquer. Un bon récit est celui qui est viable, comme un organisme vivant. Il a une adéquation organique entre le fond intérieur et la forme extérieure. En somme il est fait à l'image humaine. En tant que tel, il devient indépendant de ses créateurs et peut circuler de manière autonome et se transmettre. Souple et d'une diversité infinie, le récit donne des ailes à toute entreprise humaine.
En tant que science jeune et transversale, la narratologie est au carrefour de l’anthropologie et de la sémiotique. Apparue au début du 20è siècle sous l’impulsion des formalistes russes Propp et Tomachevski, elle a été enracinée en France par Greimas (1963) puis Brémond (1966). C’est à partir du 19è siècle que les contes, mythes et légendes d’Europe et du monde commencent à intéresser la recherche au regard de leur similarité à des endroits éloignés géographiquement ou culturellement. Les formes narratives existent partout, quelles que soient l’organisation sociale ou économique d’une société. Les nouveaux courants d’anthropologie, avec Dumézil, Malinowski et Levi-Strauss en tête, s’intéressent aux mythes pour comprendre les différents systèmes de pensée et d’organisation sociale. La théorie du récit s’élabore progressivement afin d’analyser, comparer et étudier les récits entre eux. Les premières approches consistaient en des tentatives d’établir une liste de « types », « éléments » ou de « motifs » en tant qu’unités minimales universelles (Aarne, 1910 ; Veselovsky, 1913 ; Von Spies, 1924 ; Von der Leyen, 1925 ; Thompson, 1932, 1936, 1966). Cette approche s’avère difficile car la liste de motifs ne cesse de s’allonger et il ne suffit pas de combiner les motifs ensemble pour obtenir un récit (Le Quellec et al, 2017). L’approche formaliste russe propose une autre démarche : modéliser à partir de la comparaison analytique de plusieurs dizaines de contes merveilleux russes (Propp, 1928 ru, 1958 angl, 1965 fr). Selon cette conception, c’est l’action d’un personnage qui apporte un sens au déroulement de l’intrigue, nommée alors fonction. Propp identifie 31 fonctions pour 7 personnages qui sont les parties constitutives d’un conte. Le nombre de fonctions est limité, la succession des fonctions toujours identique et tous les contes merveilleux appartiennent au même type en ce qui concerne leur structure. Cette approche sera régulièrement prolongée, révisée et critiquée par d’autres chercheurs. Certains, comme Levi-Strauss (1958), adoptent un point de vue structuraliste : le mythe se structure par une relation logique de fonctions à l’intérieur de chaque mythe, qui peuvent être recherchées dans d’autres, chacun se construisant sur deux fonctions principales. Ce sont les relations entre les personnages qui structurent le récit, par exemple « la fonction filiation » ou la « fonction rivalité ». Les narratologues français Greimas et Brémond affinent l’analyse de Propp, en réduisant le nombre de fonctions, en ajoutant des niveaux différents et en proposant un modèle dynamique qui inclut une part de la vision structuraliste de Levi-Strauss. Le modèle actanciel de Greimas (1970) modélise trois types de relations : de désir, de communication, de lutte. Adam (1985, 1991) proposera une définition du récit en 6 composantes nécessaires.
Les travaux de Propp ayant été traduits en anglais dès 1958 (1965 en français) plusieurs chercheurs ont poursuivi ses recherches, dont Armstrong puis Dundes. En 1984 Fischer proposera de définir Homo Sapiens aussi comme « Homo Narrans », la narration étant pour lui la base de la communication humaine. Dans le prolongement, la théorie du récit inspire la théorie des organisations de Boje (1991) qui définit l’organisation comme un récit qui se raconte : storytelling oganization. C’est donc prioritairement par la recherche anglo-saxonne que la narratologie a contribué indirectement aux sciences de gestion en France dans un premier temps. Dans la mesure où le terme anglais de storytelling indique de par sa désinence « -ing » le processus de narrer des histoires, certains travaux en sciences de gestion ont conservé l’appellation non traduite du concept de storytelling. D’autres parlent de narration ou encore de narratif, qui est une traduction du terme anglais narrative issu d’une description narratologique du récit. La langue anglaise permet de distinguer le phénomène statique to tell stores du processus dynamique storytelling, mais elle ne fait pas la distinction entre « récit », « histoire » et « anecdote ». To tell stories peut très bien désigner chacune de ses trois actions différentes. Quant à la langue française, elle n’a pas de désinence de processus équivalent au -ing anglais, mais elle permet très clairement de dénommer et donc de définir ce qu’est un récit. Giroux et Marroquin (2005) remarquent une utilisation insuffisante des apports de la narratologie française en sciences de gestion. Leur constat permettra à certaines recherches de puiser dans ce fond.
En 2005, Soulier dénombre trois phénomènes qui se recoupent sous la notion de storytelling : une donnée observable dans toute organisation où des récits circulent inévitablement ; une méthode d’analyse organisationnelle dans le prolongement des travaux de Boje ; une démarche volontariste de gestion de la connaissance en entreprise, nourrie des théories de l’innovation, de la connaissance et de l’apprentissage organisationnel. À la même époque, Salmon (2008) publie son essai critique du storytelling qu’il accuse de formater les imaginaires, de « storyfier la guerre » et de se mettre au service de la manipulation politique. À l’opposé du pouvoir endormant et uniformisant dénoncé par Salmon, des auteurs affirment que l’approche narrative permet au contraire une lecture critique des phénomènes qui se lisent à tort comme homogènes (Persson et Rappin, 2013) ou bien notent le potentiel aussi bien critique que comparatif du récit pour générer des histoires alternatives, notamment dans le cadre de changements organisationnels (Germain, 2019).